« Jusqu’à l’aube » (夜明けのすべて) un film de Shô Miyake

« Jusqu’à l’aube » (夜明けのすべて) un film de Shô Miyake

La critique du psychanalyste, par Jan-Edouard Brunie

« Jusqu’à l’aube » (夜明けのすべて) de Shô Miyake

Une projection filmographique pour une clinique du lien et du soin.

(Merci à Art House Films pour son invitation : https://arthouse-films.fr/a-propos-dart-house/)

Avec cette expérience de partage, Shô Miyake tourne le dos au naturalisme illustratif comme au misérabilisme sociologique. Ses plans sont rigoureux, millimétrés et presque ascétiques, pour ceux qui prennent le temps de souligner les détails. Il cadre ces détails, mais ouvre aussi habilement l’inconscient du spectateur à des perspectives plus larges, presque intemporelles. Les couleurs sont sobres, parfois proches du noir et blanc, au point que l’on est invité à « compléter » l’image, à y projeter ses propres nuances.
Le film est construit comme un espace transférentiel pour le spectateur où chacun peut se reconnaître dans ces corps discrets, en friction avec la norme sociale.

Loin des dénonciations caricaturales de la société japonaise, « Yoake no subete » s’attache à la catharsis intime de deux sujets en souffrance : Fuji Sawa et Takatoshi. Lui est pris dans des crises de panique à l’idée de prendre les transports, avec un tableau clinique proche de l’agoraphobie. Elle est enfermée dans une étiquette DSM de « syndrome prémenstruel », utilisée comme alibi pour justifier son inadéquation au rythme du travail.

Le système médical, lui, joue son rôle habituel de surmoi chimique : prescription d’anxiolytiques, ce qui aggrave le cas par des assoupissements du sujet et des troubles de la concentration jusqu’à une totale incapacité à se conformer au cadre normatif. La souffrance est rabattue sur un dérèglement neurobiologique à corriger. Le symptôme, qui pourrait être entendu comme formation de compromis, comme langage singulier du corps, est traité comme un bruit à faire taire.

À l’inverse, le film met en place une autre scène, beaucoup plus proche d’une clinique psychanalytique : une petite entreprise familiale où échouent les deux personnages, en marge des circuits institués. Là, pas de protocole, pas de DSM brandi comme un catéchisme, pas de batterie de tests. Il y a du travail, des gestes répétitifs mais rassurants, en tout cas pas laborieux, des silences parfois, mais aussi de l’attention, de la patience et une certaine tolérance à l’opacité de l’autre. C’est dans cet espace que les symptômes commencent à se déplacer.

YAMAZOE Takatoshi – 山添 孝俊. Le patronyme 山添 (« accompagner la montagne ») suggère un sujet « à flanc de massif », adossé à quelque chose de plus lourd que lui : la famille, l’entreprise, le monde des adultes ; dont il devient l’appoint plutôt que le centre. Le prénom 孝俊 articule la piété filiale ( : respect, obéissance aux parents et aux aînés) et la brillance ( : talent, excellence). Takatoshi, c’est le « bon fils brillant » écrasé par la montagne des attentes parentales et sociales, jusqu’à ce que le corps lâche dans la panique.

Cette logique se cristallise dans la scène où il reste littéralement bloqué devant une station de métro dont le nom n’est pas choisi au hasard : 本馬込駅, prononcé ほんまごめえき (Hon-Magome-eki), qui évoque l’expression familière « ホンマごめん » (honma gomen : « je suis vraiment désolé »). Le héros s’effondre ainsi dans une gare qui dit « vraiment désolé », sur un banc, devant un banc, presque sous un banc qui figure le banc de la Société : le lieu où l’on comparaît, où l’on se juge soi-même coupable de ne pas être à la hauteur de la montagne qui vous tient.
Ce plan condense toute la logique du film : l’impossibilité de « monter dans le train » de la normalité, l’échec à prendre place dans la circulation sociale, se joue sur fond de culpabilité. Désolé envers qui ? Envers le frère humain, envers l’entreprise, envers « la société », envers ce Grand Autre anonyme qui exige d’être performant, stable, souriant et disponible.

L’héroïne, Fuji Sawa, est assignée au « trouble prémenstruel ». Elle a des sautes d’humeur, donc elle doit être médicalisée. Le nom même de cette héroïne, 藤沢 美紗 (Fujisawa Misa), condense d’ailleurs sa position subjective : (fuji), la glycine élégante et mélancolique, associée à (sawa), le marais où l’eau affleure et déborde, puis 美紗 (« beau voile »), une beauté voilée, fragile. En surface, la collègue polie et « fonctionnelle » ; en dessous, un fond marécageux de flux hormonaux et affectifs, dont le « trouble prémenstruel » devient précisément le voile symptomatique. Sa plainte n’est pas reconnue comme adresse, « on » ne l’écoute pas, car le système, malgré la bienveillance dépeinte par Miyake, ne sait pas écouter, ne sait plus prendre le temps d’entendre la plainte. Or ses crises renvoient à un conflit bien plus profond : la maladie de la mère, qu’elle refuse inconsciemment d’abandonner, le dilemme entre rester auprès d’elle et entrer pleinement dans la vie professionnelle.

Si l’on croise les deux trajectoires nominales, quelque chose du noyau du film se dessine très nettement.
Fujisawa Misa, c’est la beauté voilée prise dans un marais interne, des flux qui débordent périodiquement : un corps féminin cyclique, débordé par le vivant, qui fait éclater les normes de la productivité.
Yamazoe Takatoshi, c’est celui qui accompagne la montagne, l’enfant filial et talentueux qui vit dans l’ombre d’un Surmoi saturé : un corps masculin adapté, aligné sur les attentes, mais étranglé par la piété filiale et la nécessité d’être « performant », jusqu’à la crise de panique.

Leur rencontre noue un voile () et une montagne (), un marais () et un enfant filial génial (孝俊). Psychanalytiquement, on peut y lire la rencontre de deux sujets qui sortent chacun d’une position impossible : elle ne peut plus se contenter d’être la « belle gaze » qui dissimule un débordement ; lui ne peut plus tenir la position du fils modèle qui accompagne la montagne sans jamais dire non. Le film montre comment ces deux noms propres, porteurs de leurs charges symboliques, se mettent à travailler ensemble : non plus seulement comme étiquettes, mais comme destinées qu’il devient possible de déplacer.

À l’intérieur de l’entreprise où se retrouvent Fuji Sawa et Takatoshi, c’est autre chose qui commence. Le film montre, par petites touches, ce qu’une élaboration subjective authentique peut produire, sans jamais prononcer le mot « psychanalyse ». On repère les mots, les images, les signifiants (symboles) qui déclenchent les crises et ceux qui

brunie psychanalyste paris
photo film « jusqu’à l’aube »

les apaisent ; les gestes qui font basculer le corps du côté de la panique ou ceux du côté de la confiance.
Les cheveux, par exemple, deviennent un motif récurrent : ce qui se coupe, se lâche, se cache ou se montre. On peut y lire un travail du désir, de l’image de soi, du lien à l’autre. La bouteille d’eau gazeuse, avec sa pression interne et ses bulles prêtes à éclater, figure assez clairement la tension du sujet maintenue sous contrôle, jusqu’à l’explosion possible. C’est d’une clarté, d’une simplicité et d’une universalité remarquables. Tout est dans l’image, dans ces signifiants visuels qui se laissent interpréter sans discours surplombant.

Le grand mérite de Miyake est de prendre le temps sans nous en faire languir l’éternité cosmique, puisque je ne vous dévoilerai évidemment pas l’idée porteuse du film qui dévoile la voie céleste de l’entreprise. Miyake n’accélère pas la « guérison ». Il ne propose pas de miracle thérapeutique. Mais il montre que la patience, la compréhension, la possibilité de rester en lien malgré la crise transforment réellement la vie psychique. Ce que les anxiolytiques anesthésiaient, la relation, elle, l’apaise autrement : en permettant au sujet de se réinscrire dans un tissu symbolique, dans un collectif, dans un travail qui a un sens.

Une autre force du film tient à la place donnée à la jeunesse. Les enfants, les adolescents, les jeunes adultes constituent un tiers silencieux de l’histoire : ils observent, s’interrogent, déjouent parfois les attentes des adultes. « Jusqu’à l’aube » devient alors aussi un film sur l’éducation, au sens fort et en toute discrétion ce qui est très malin : comment transmettre sans écraser, comment accueillir les fragilités psychiques sans les pathologiser d’emblée, comment offrir à ceux qui arrivent dans le monde autre chose qu’un catalogue de diagnostics. À travers ces figures de jeunes, Miyake laisse affleurer une question politique : quel type de société fabriquons-nous lorsque nous n’entendons plus les symptômes des adultes que comme des perturbations, et que la jeunesse se trouve sommée de « tenir » dans ce cadre, coûte que coûte ?

C’est pour cette raison que ce film devrait, en effet, être montré dans les écoles, et pas seulement comme « sensibilisation aux troubles » ou outil pédagogique bien-pensant ; oh que non ! Il devrait être montré comme une leçon de soin, de précaution : une démonstration de ce que deviennent les individus quand on les réduit à des diagnostics, et de ce qu’ils retrouvent quand on accepte de les accueillir, de les écouter, de les laisser travailler à leur rythme.
« Jusqu’à l’aube » redonne foi en l’humanité, tout en gardant lucide l’incompréhension de nos sociétés normatives qui n’ont plus le temps de prendre soin de tous les simples accidentés de l’existence.

Jan-Edouard Brunie

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