Tribune de Jan-Edouard Brunie, Psychanalyste. Magazines Le Front Populaire et Entreprendre.
La crise sociale et identitaire que connaît la France actuellement serait, selon l’auteur, avant tout une crise du surmoi. C’est donc par la parole que nous pourrions retrouver un langage commun pour refaire peuple.
Nous traversons une crise sociale sans précédent dans l’histoire de France. Les causes sont variées, mais à mon sens elles trouvent leurs origines, pour la plupart, dans l’incapacité que nous avons collectivement de dire d’où nous venons, où nous sommes et où nous allons, mieux… où nous désirons aller. Ce « dire » est ce qui nous détermine en tant que société vivante, parlante, qui sait se faire entendre.
Mais voilà, la société française ne sait plus parler d’une seule voix et sa langue est moribonde. Nous devons d’abord considérer que notre identité collective comme individuelle, qui est au-dessus de notre système de croyances, s’est constituée par les effets du temps et par ses phénomènes historiques, ces « faits qui nous mènent ». Elle peut se modéliser par trois versants. D’abord, par l’aspect historique, du côté du réel, de l’inconscient, du passé, notre histoire coloniale ou napoléonienne par exemple, puis par l’aspect circonstanciel, du présent, du côté du symbolique, du préconscient ou de l’effet instantané du langage et enfin par l’aspect perspectiviste, du côté de l’imaginaire, du futur, de l’avenir ou encore du devenir. Nous retrouvons ici la troisième topique psychanalytique, le RSI : c’est-à-dire le réel (passé), le symbolique (présent) et l’imaginaire (futur) ; après la seconde, le Ça, le Moi et le Surmoi. La première étant bien entendu : Inconscient, Préconscient et Conscient. Ça marche par trois. Et c’est pareil pour la procréation, qui crée de l’avant. Un père, son nom, son autorité nommée qui vient du passé pour se transmettre, le nom du père, est du côté du passé, du réel ; une mère est le passage, la naissance, le présent et l’enfant, le fils ou la fille, le futur, le conscient, l’avenir. Nous y retrouvons l’Oedipe, aussi et bien évidemment avec ses conflits. Mais attention, chacune de ses dimensions existantes est en perpétuel renouvellement, déplacement, en mouvement. Quand il y a frottements, conflits, car difficulté à dire « qu’est-ce qui est » ou « qu’est qui n’est pas » et, surtout et avant tout, où se situe dans le temps chacune de ces trois dimensions, cela génère de l’angoisse. C’est ce qu’il se passe quand il y a refoulement ou expulsion d’une de ces trois dimensions.
Ainsi, la « société française », du vieux, au père de famille, en passant par la femme qui n’aurait plus besoin d’homme pour enfanter, jusqu’au jeune en devenir dans un monde numérique de plus en plus robotisé, est angoissée. Elle ne sait plus parler, ne sait plus se situer. Elle ne sait plus dire d’où elle vient, où elle est, et… où elle va. C’est d’après moi, avant tout la conséquence du refoulement du Surmoi. Le Moi et le Ça (l’objet des pulsions) se retrouvent non régulés, non cadrés. Ils se perdent, se pervertissent l’un l’autre. Le Moi ne sait plus qui il est et le Ça est tout et n’importe quoi.
Ce que j’appelle le « grand refoulement français », le fait de ne pas vouloir entendre le problème de la parole, du langage, est d’autant plus amplifié par la faillite de ce surmoi. Le surmoi ne fait plus recette, le capitalisme dérégulé s’en délectant. Car le surmoi est ce qui régule, ce qui ordonne et ce qui protège. Il est, dans la relation interindividuelle, vivant dans l’effet immédiat du discours qui se doit alors d’être structuré et ordonné pour faire sens ; et dans le phénomène collectif social, persistant dans sa capacité à situer ce même discours dans le temps philologique. Par exemple, l’esclavage en ses temps passés, celui de son histoire, n’était pas un crime, il était même institutionnalisé, par les juifs, les Arabes et les « Blancs ». Je rappelle cela, juste histoire de contextualiser mon dire au travers des viles polémiques récentes.
Sous Napoléon Bonaparte, ce Ça, ce système, passait sans problème. Aujourd’hui le Ça ne passe plus. Est-ce que c’est bien ou mal ? Sans doute un bienfait, mais c’est une autre histoire, sachant que l’on est toujours l’esclave de quelqu’un ou de quelque chose. Par contre aujourd’hui, du fait de l’amplification d’un certain surmoi social qui consiste à stigmatiser le réel pour tenter d’en créer un nouveau dans l’inconscient collectif — perversion révisionniste, appelons-la comme il se doit — et bien, il ne fait pas bon faire référence à des figures d’autorité qui incarnaient le Surmoi et qui ont participé à l’époque, à ses phénomènes humains. Ces figures sont alors jugées coupables par contumace, argument facilitant le combat des racistes racialistes contre le monde des méchants Blancs dans lequel pourtant ils souhaitent prospérer. Ils feraient mieux d’observer que ce surmoi qui leur manque se cache bien souvent derrière le capitalisme et son système de consommation frénétique ou encore qu’ils en ont trop et pas assez, de surmoi, dans leurs racines, sur leurs terres d’origine.
Mais voilà, quand on n’a pas, pas assez ou trop de surmoi, on ne sait pas parler, pas se parler, se dire, se situer, et donc on laisse le surmoi, ou son absence, réguler son discours. On tombe soit dans l’hystérie, soit dans la perversion. La crise de l’identité nous guette alors. Si le surmoi fait défaut, on ne peut pas s’affirmer comme s’opposer. Et on le sait bien… On est un con. Et le con, c’est le lieu des pulsions, le con c’est le sexe féminin en vieux français. Il compose presque tous nos verbes forts : comprendre, composer, considérer, contenir, etc. Le con est très, très puissant. Il forme des verbes compacts qui peuvent contenir toutes les pulsions de la France. Il a besoin d’être encadré, régulé, délimité ou sinon par son absence, il engloutit, par son omniprésence, il déborde.
Cela fait déjà longtemps qu’une partie de la société remet en cause son histoire passée. Elle y cherche la monstration des responsables pour expliquer et se confondre dans son mal être contemporain ; alors qu’elle devrait l’analyser pour en saisir les tenants et les aboutissants. Mais comprendre ces fameux aboutissants, ces « a(=l’objet petit a du désir)-bouts tissant », ces bouts qui tissent au participe présent le fil de notre histoire ne sont pas possibles quand on n’a pas le surmoi individuel nécessaire à situer son discours dans le temps. C’est ça qui est important, situer son discours dans le temps. Le temps est le surmoi. Sinon, on parle alors sous l’angle du névrosé qui préfère refaire l’histoire tout en ignorant sa vraie consistance.
On n’enseigne plus ou très mal l’histoire depuis 50 ans dans notre pays, du coup, elle, Marianne, la France se déchire aujourd’hui sur la question de l’islam, de la guerre d’Algérie, de la colonisation et/ou de l’immigration qui serait la cause à son mal-vivre-ensemble. Elle se déchire aussi le cerveau pour savoir si demain, elle sera progressiste, avec les histoires du mariage pour tous, qui passent mal chez les musulmans, de la PMA, qui passent mal chez les chrétiens, de la manipulation du génome, du passeport humain numérique, etc. Mais aussi sur la question de savoir si elle sera conservatrice avec le respect et l’entretien des traditions, avec le souverainisme économique et industriel, avec l’écologie. Cette déchirure fait que la France souffre d’amnésie et d’une véritable anomie. Elle manque de structure, elle pique droit vers le suicide collectif. Pas besoin d’avoir fait de longues études pour comprendre que cette sous-France est indissociable et inséparable d’une certaine crise de l’identité. Le fameux Philippe Séguin déclarait le 5 mai 1992 : « On parle de l’identité lorsque l’âme est déjà en péril, lorsque l’expérience a déjà fait place à l’angoisse. On en parle lorsque les repères sont déjà perdus ». Voilà, nous y sommes, pris dedans, pieds et poings liés. Et pas d’identité… sans autorité.
C’est pourquoi je l’affirme haut et fort : l’identité, c’est la santé. Et l’autorité son constituant. Rien n’est plus vrai : comment affirmer son autorité lorsqu’on ne sait pas d’où l’on vient, qui l’on est, et où l’on va ? C’est une crise névrotique collective que nous vivons depuis mai 68. Dans la confusion des genres, privés que nous sommes de repères identitaires, le modèle capitaliste ultralibéral nous incite à combler ce manque en consommant frénétiquement des plaisirs sans peine, des plaisirs sans sens, des plaisirs sans saveurs ! Des plaisirs qui ne nous satisfont plus. Et puis, il y a les conséquences de slogans idiots, disons-le, comme « il est interdit d’interdire », qui ont ravagé notre système éducatif. Au niveau individuel, chacun le sait, il peut être jouissif, parfois, de transgresser des interdits… Mais au niveau social, collectif, il est catastrophique de ne pas imposer de limites surmoïques, de s’interdire, en réalité, de faire preuve d’autorité.
Alors aujourd’hui, le problème de notre pays n’est donc pas qu’un simple problème de sécurité, d’islamisme et/ou d’immigration, de délinquance, de justice sociale, c’est aussi un problème culturel, éducationnel, mais c’est surtout et avant tout un problème d’autorité. Autorité vient du latin auctoritas. La notion d’auctoritas, essentielle en droit privé et en droit public romains, se rattache, par sa racine, au même groupe que augere, qui signifie augmenter, augure, accroître la force d’un acte, et que augustus, celui qui renforce par son charisme. Le Sénat, grâce à son incomparable prestige, possédait ainsi la vertu d’augmenter la portée de tout acte pour lequel il avait donné son accord (son auctoritas). Aucune de ces décisions n’était prise directement par le Sénat, car il n’en avait pas le pouvoir. Mais tous ces projets, enrichis de l’auctoritas du Sénat, étaient assurés du succès.
Conclusion : Pas de succès sans autorité. Pas d’autorité mène à la décadence. L’autorité apporte de la perspective, de la pérennité et de la consistance. Pas d’autorité, un mur… l’absence, le vide. L’instruction publique devenue Éducation nationale – qui est l’idiot qui a fait changer ce mot ? Ce signifiant-maître ? — n’a plus d’autorité, elle n’instruit plus, elle déconstruit l’intelligence. Et puis, le « politique », depuis les défaites des deux guerres mondiales, n’a plus d’autorité, il s’est soumis à la culture américaine et à sa langue, à l’argent roi et à son langage numérique, puis à une Europe complexifiée par ses multiples langues. Le père de famille n’a plus d’autorité, il est remplacé par Google, la science, ou par la femme (ce qui ne signifie en aucun cas que la femme n’a pas de rôle essentiel dans le développement de fonction psychique de l’enfant ou de la société, bien au contraire ! Puisqu’elle est plutôt du côté du Ça).
Du coup, face à cet impossible, cet « un » possible, cet autre possible, cette perversion, cette nouvelle version du père à tous les niveaux de transmission de pouvoirs, la langue et le langage ne font plus autorité ; et vont jusqu’à se pervertir dans l’écriture inclusive. C’est la résultante de plus de 50 ans d’absence, absence de régulation de la part du père dans les cellules familiales, absence d’autorité de l’État, absence de régulation des dérives de l’Islam, absence d’affirmation de ses valeurs, jusqu’à l’absence de régulation du capitalisme, l’absence de consensus européen. Cela entraîne une absence de vision commune et donc une dislocation de la société, voire de la nation.
L’autorité est la condition de la bonne santé de notre système de valeurs, de notre société. Sans autorité, pas de régulation des pulsions individuelles, pas d’éducation ni de responsabilité, en somme, pas d’avenir pour un jeune en développement, à moins d’accepter comme unique autorité l’argent, et de se mouler dans ce creuset consumériste bêtifiant, dont l’agressivité n’a d’égal que la lâcheté.
Et puis, en France, la première des terreurs que nous subissons depuis trop longtemps et qui nous perd et nous désunit. C’est l’agressivité langagière. Ce parler des banlieues, le « wesh », rugueux et déplaisant, et qui est un communautarisme à lui tout seul, aujourd’hui popularisé par le rap, dans toutes les couches de la société doit être montré du doigt, incriminé dans ce cas précis. Ce phénomène est la conséquence directe de l’absence de surmoi paternel dans de nombreuses cellules familiales banlieusardes : « On ne parle pas comme ça mon fils ». Cette agressivité permanente est une forme de terrorisme beaucoup plus présente, pressante et oppressante qu’on l’imagine pour nos jeunes en développement. L’agressivité est alors partout. Dans les écoles, les collèges, dans les lycées et les universités, dans les transports, dans les clubs de sport, sur la route…
À partir de ces constats, quelles solutions peut-on proposer ? En tant que psychanalyste, j’aime à réagir en termes de solutions, car tout problème en possède une. « L’inconscient est structuré comme un langage » disait Jacques Lacan, l’un des plus éminents psychanalystes au monde. Mais Saussure, ou encore Héraclite bien avant lui, le démontraient aussi. L’inconscient est avant le préconscient et avant le conscient. C’est lui qui est à l’origine. C’est lui qu’il faut soigner et non pas « soi-nier, sois-niais ».
Alors si notre inconscient collectif est déstructuré, il faut le restructurer. Pour faire face à ça, il faut déjà commencer par pouvoir se reconnaître, notamment pour ne pas tomber dans le racisme et le délit de faciès, et faire l’effort de bien parler. Tous mes amis africains confirment ce que je dis : la vraie intégration, c’est aussi l’accent. Par exemple, nombreux sont les « frarabes » ayant un bon niveau d’étude ou d’intégration tout simplement qui adhérent à ces propos, alors leur français ne possède aucun accent, est précis, structuré. Cela passerait donc d’abord par la qualité de notre langage. Alors, il faudrait faire la morale aux parents… en les incluant à la société toute entière par l’utilisation du pronom « nous » : « Alors, parlons nous calmement et gentiment, comportons-nous correctement, parlons nous-en beau français et sourions pour accueillir l’autre, cela commencera à changer ». Cela peut paraître naïf… sauf si c’est une autorité qui le dit : l’école, le ministre, le professeur, l’éducateur, le père de famille, soit une figure d’autorité, mais croyez-moi, techniquement, c’est ça qui marche, c’est ça qui a toujours fédéré et c’est ça qui marchera. Alors, commençons tout de suite par nous imposer une nouvelle façon de se parler… non agressive et sans accent étranger manifeste. La politesse, la courtoisie, et non pas seulement le fameux « respect », qui ne veut plus dire grand-chose sans les autres versants de la communication : la précaution, la forme, la précision du langage doivent redevenir une injonction confraternelle pour le mieux-vivre-ensemble.
J’écrivais déjà ça il y a déjà 25 ans. Je passais pour un réac… comme pour l’uniforme à l’école, mais elles sont là les solutions. Je le proférais dans les partis politiques où je travaillais, rien n’a été compris, ni fait, ni discuté, dans l’éducation comme dans la politique. Et encore moins mis en avant. Voyez-vous un candidat ou une candidate à l’élection dire : « Il faut faire l’effort de bien se parler, poliment, calmement et avec précaution, sans accent arabe, africain ou asiatique » ? Surtout et alors que tout le monde parle d’abord, depuis des années, sans succès, « d’écoute de l’autre, d’écouter la souffrance des jeunes »… pfff…. ! quelle confusion des priorités. Encore, on entend aussi, depuis trop longtemps, par démagogie, faiblesse, peur, et même profit, chez le démagogue électoraliste, un discours débilitant qui pardonne l’agressivité langagière résultant de cette absence de surmoi en disant que cela vient de la complexité à devenir… du mode d’intégration. Arrêtons. Même dans les pires banlieues de France, il y a de l’avenir, de l’espérance, de l’amour et de l’intelligence, des valeurs fortes notamment de fraternité. Pour l’instant encore, en France, nous avons pour la Cité, des institutions qui protègent l’individu, un système de santé, l’eau, l’électricité et quand même à manger ! Bien sûr, l’égalité des chances n’est pas toujours au rendez-vous, mais à qui la faute ?! À personne et à tous en même temps, mais surtout et avant tout : à une mauvaise façon de se parler. Tous les Français savent très bien faire la nuance et savent aussi que la population des banlieues est en très grande majorité de bonne volonté, aimante et tolérante, non raciste… Mais voilà, on y parle mal.
Alors, commençons déjà par arrêter d’avoir peur et de refouler ce que l’on pense, car qu’y a-t-il de mal à identifier la racine d’un problème ? La peur de l’amalgame ? Au contraire ! C’est la société qui généralise et qui hiérarchise d’elle-même. C’est la société qui classe depuis toujours les gens en fonction de leur niveau d’expression. Car le langage, le phrasé, le verbe sont toujours le premier moyen de reconnaissance au sein d’un groupe. Alors, avant tout pour réussir cette concorde, ces pulsions qui s’accordent, pour mettre fin ainsi au grand refoulement français et à la faillite du surmoi, faisons l’effort de bien se parler et soyons fiers de notre langue, soyons fiers d’êtres français. Ce n’est pas « les Français parlent d’abord », mais « parle d’abord français ». Un bon langage crée du bon sens, commun, du « comme un » (peuple).
Jan-Edouard BRUNIE